SALLE DE LECTURE

Mes dix-huit métempsychoses
Docteur Héraclius Gloss
(dans Maupassant
Le Docteur Héraclius Gloss)

Mes dix-huit métempsychoses.
Histoire de mes existences depuis l’an 184 de l’ère appelée chrétienne
 

            Ce manuscrit qui contient le récit fidèle de mes transmigrations, a été commencé par moi dans la cité romaine en l’an CLXXXIV de l’ère chrétienne, comme il est dit ci-dessus.

            Je signe cette explication destinée à éclairer les humains sur les alternances des réapparitions de l’âme, ce jourd’hui, le 16 avril 1748, en la ville de Balençon où m’ont jeté les vicissitudes de mon destin.

            Il suffira à tout homme éclairé et préoccupé des problèmes philosophiques de jeter les yeux sur ces pages pour que la lumière se fasse en lui de la façon la plus éclatante.

            Je vais, pour cela, résumer en quelques lignes la substance de mon histoire qu’on pourra lire plus bas pour peu qu’on sache le latin, le grec, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le français ; car, à des époques différentes de mes réapparitions humaines, j’ai vécu chez ces peuples divers. Puis j’expliquerai par quel enchaînement d’idées, quelles précautions psychologiques et quels moyens mnémotechniques, je suis arrivé infailliblement à des conclusions métempsychosistes.

            En l’an 184, j’habitais Rome et j’étais philosophe. Comme je me promenais un jour sur la voie Appienne, il me vint à la pensée que Pythagore pouvait avoir été comme l’aube encore indécise d’un grand jour près de naître. A partir de ce moment je n’eus plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : me souvenir de mon passé. Hélas ! tous mes efforts furent vains, il ne me revenait rien des existences antérieures.

            Or un jour je vis par hasard sur le socle d’une statue de Jupiter placée dans mon atrium, quelques traits que j’avais gravés dans ma jeunesse et qui me rappelèrent tout à coup un événement depuis longtemps oublié. Ce fut comme un rayon de lumière ; et je compris que si quelques années, parfois même une nuit, suffisent pour effacer un souvenir, à plus forte raison les choses accomplies dans les existences antérieures, et sur lesquelles a passé la grande somnolence des vies intermédiaires et animales, doivent disparaître de notre mémoire.

            Alors je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre, espérant que les destins me la remettraient peut-être un jour sous les yeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur le socle de ma statue.

            Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, comme j’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maison pour bâtir un palais à la place qu'elle avait occupée.

            Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierre brisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant les fondations. Je me mis à la déchiffrer _ et tout en lisant la vie de celui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instant comme des lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se fit dans mon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi qui l’avais gravée !

            Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-je fait ? qu’avais-je été ? sous quelle forme avais-je souffert ? rien ne pouvait me l’apprendre.