SALLE DE LECTURE


Les Marguerites
de
Lucien Chardon
(dans Balzac
Illusions perdues, 1842-1848)

LES MARGUERITES


LA PAQUERETTE

Pâquerettes des prés, vos couleurs assorties
Ne brillent pas toujours pour égayer les yeux ;
Elles disent encore les plus chers de nos vœux
En un poème où l’homme apprend ses sympathies :

 Vos étamines d’or par de l’argent serties
Révèlent les trésors dont il fera ses dieux ;
Et vos filets, où coule un sang mystérieux,
Ce que coûte un succès en douleurs ressenties !

 Est-ce pour être éclos le jour où du tombeau
Jésus, ressuscité sur un monde plus beau,
Fit pleuvoir des vertus en secouant ses ailes,

 Que l’automne revoit vos courts pétales blancs
Parlant à nos regards de plaisirs infidèles,
Ou pour nous rappeler la fleur de nos vingt ans ?

*

LA MARGUERITE

Je suis la marguerite, et j’étais la plus belle
Des fleurs dont s’étoilait le gazon velouté.
Heureuse, on me cherchait pour ma seule beauté,
Et mes jours se flattaient d’une aurore éternelle.

 Hélas ! malgré mes vœux, une vertu nouvelle
A versé sur mon front sa fatale clarté ;
Le sort m’a condamné au don de vérité,
Et je souffre et je meurs : la science est mortelle.

 Je n’ai plus de silence et n’ai plus de repos ;
L’amour vient m’arracher l’avenir en deux mots,
Il déchire mon cœur pour y lire qu’on l’aime.

 Je suis la seule fleur qu’on jette sans regret :
On dépouille mon front de son blanc diadème,
Et l’on me foule aux pieds dès qu’on a mon secret.

 

 *

LE CAMELIA

 Chaque fleur dit un mot du livre de nature :
La rose est à l’amour et fête la beauté,
La violette exhale une âme aimante et pure,
Et le lis resplendit de sa simplicité.

 Mais le camélia, monstre de la culture,
Rose sans ambroisie et lis sans majesté,
Semble s’épanouir aux saisons de froidure,
Pour les ennuis coquets de la virginité.

 Cependant, au rebord des loges de théâtre,
J’aime à voir, évasant leurs pétales d’albâtre,
Couronne de pudeur, de blancs camélias

 Parmi les cheveux noirs des belles jeunes femmes
Qui savent inspirer un amour pur aux âmes,
Comme les marbres grecs du sculpteur Phidias.

 *

LA TULIPE

 Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande ;
Et telle est ma beauté que l’avare Flamand
Paye un de mes oignons plus cher qu’un diamant,
Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.

 Mon air est féodal, et, comme une Yolande,
Dans sa jupe à longs plis étoffés amplement,
Je porte des blasons peints sur mon vêtement
Gueules fascé d’argent, or avec pourpre en bande ;

 Le jardinier divin a filé de ses doigts
Les rayons du soleil et la pourpre des rois
Pour me faire un robe à trame douce et fine.

 Nulle fleur du jardin n’égale ma splendeur,
Mais la nature, hélas ! n’a pas versé d’odeur
Dans mon calice fait comme un vase de Chine.