SALLE DE LECTURE

La Métamorphose de la Nymphe de

M. Roux
(dans
Anatole France
Le Mannequin d’osier, 1898)


Et M. Roux commença de dire d’une voix violente, prolongée et chantante La Métamorphose de la Nymphe. Il dit, en des vers coupés çà et là par le roulement des camions :

La nymphe blanche

Qui coule à pleines hanches,
Le long du rivage arrondi
Et de l’île où les saules grisâtres
Mettent à ses flancs la ceinture d’Eve,
En feuillages ovales,
Et qui fuit pâle.

 Puis il fit paraître, en des tableaux changeants :

De vertes berges,
Avec l'auberge
Et les fritures de goujon.

                        La nymphe s'échappe, inquiète, troublée. Elle approche de la ville ; et la métamorphose s'accomplit.                   

        La pierre du quai dur lui rabote les hanches,
        Sa poitrine est hérissée d'un poil rude,
        Et noire de charbons, que délaye la sueur,
        La nymphe est devenue un débardeur. 
        Et là-bas est le dock
        Pour le coke.                    

        Et le poète chanta le fleuve traversant la cité.

    Et le fleuve, d'ores en avant municipal et historique,
    Et dignement d'archives, d'annales, de fastes,    
    De gloire,
    Prenant du sérieux et même du morose
    De pierre grise,
    Se traîne sous la lourde ombre basilicale
    Que hantent encore des Eudes, des Adalberts,
    Dans les orfrois passés,
    Evêques qui ne bénissent pas les noyés anonymes,
    Anonymes,                        
    Non plus des corps, mais des outres,
    Qui vont outre,
    Le long des îles en forme de bateaux plats
    Avec, pour mâtures, des tuyaux de cheminées.
    Et les noyés vont outre.
    Mais arrête-toi aux parapets doctes,
    Où dans les boîtes, gît mainte anecdote,
    Et le grimoire à tranches rouges sur lequel le platane
    Fait pleuvoir ses feuilles,  
    Il se peut que, là, tu découvres une bonne écriture :
    Car tu n'ignores pas la vertu des runes
    Ni le pouvoir des signes tracés sur les lames.

    M. Roux suivit longtemps encore le cours du fleuve illustre et finit sa récitation sur le seuil du doyen.           
    — C'est très bien, lui dit M. Compagnon, qui ne détestait pas la littérature, mais qui, faute d'habitude, n'aurait pas  facilement distingué un vers de Racine d'un vers de Mallarmé.
    Et M. Bergeret songea :
    — Si pourtant c'était un chef-d'œuvre?
    Et, de peur d'offenser la beauté inconnue, il serra en silence la main  du poète.