SALLE DE LECTURE


Un exemple de roman-feuilleton
(dans Georges Courteline
La Paix chez soi, 1903)

SCENE PREMIERE

TRIELLE, seul debout devant son pupitre et comptant du  bout de sa plume le nombre des lignes qu’il vient de pondre.

            274, 276, 278, 280 et 285. — Encore trente lignes sensationnelles, dont une vingtaine d'alinéas,  une décoction de points suspensifs et une coupure à effet pour finir ; si, avec cela le lecteur ne se déclare pas satisfait, il pourra s'aller coucher. Quel métier ! (Il trempe sa plume dans l’encre, se dispose à écrire, soupire, s’étire, baîlle longuement) Ça t’ennuie, hein ?... Allons, vieux, du courage. Prends ton huile de foie de morue !

(Il se décide et se met à la besogne, se dictant à lui-même à haute voix :)

« Cependant, bien que l'antique horloge de Saint-Séverin eût depuis longtemps, dans le silence de la nuit, sonné les trois coups de trois heures... »

            (S'interrompant.) 

Les trois coups de trois heures !... Quel métier !

                (Il ricane, hausse les épaules, puis poursuit :)

            « ... le vieillard continuait sa lente allée et venue. Un manteau de couleur foncée l'enveloppait des pieds à la tête, et des larmes échappées de ses yeux roulaient sur sa barbe de neige. »

            (S'interrompant.)

C'est vertigineux d'ânerie...

            (Il poursuit :)

            « O honte ! murmurait-il, ô cruel attentat dont mon honneur, après vingt ans, garde encore la brûlure ardente ! »

            (S'interrompant.)

... et troublant d'imbécillité.

            (Il poursuit :)

            « Quoi, je  porterai  éternellement le fardeau  de mon humiliation ! Quoi, jusqu'aux portes du tombeau, je sentirai le sang de ma blessure couler lentement, goutte à goutte ! »

(S'interrompant.)

            Ce petit ouvrage est tellement bêle que rien ne l'égale en bêtise sauf le lecteur qui s'en délecte.

            (Il poursuit :)

«  La neige  s'était mise  à tomber... »

(Coups violents frappés à la porte.)

SCENE TROISIEME

 TRIELLE, seul.

Comme de rien ne s’était passé, il est revenu à  son pupitre. Là,

TRIELLE se dictant à lui-même.

            « Mais le vieillard, tout à sa pensée, semblait ne pas s'en être aperçu. Soudain, élevant vers le ciel un regard de hautain défi : Eh bien, cria-t-il, soit maudit.  Dieu  d'inclémence.  Dieu  d'injustice ! Toi  qui n'as  pas  écouté mes  prières,  demeure à jamais abhorré ! Je jette ton nom en pâture à l'exécration des générations à venir. »  Et allez donc,  turlurette ! (S'épongeant le front :) Quel métier !

            (Il poursuit :)

            « Comme il poursuivait ces épouvantables blasphèmes

(S'interrompant.)

            Et le terrassier se plaint de son sort !

            (Il poursuit :)

            … un bruit de pas troubla le silence de la rue

(S'interrompant.)

            Et le mineur élève des revendications !

            (Il poursuit :)

            De blême qu’il était, le vieillard devint livide.

(S'interrompant.)

            Et le cocher se met en grève !

            (Il poursuit :)

        Si c’était lui, murmura-t-il. Oh ! connaître enfin cet ennemi ! le tenir haletant sous mon genou ! arracher dans son épouvante un adieu à son dernier râle ! A ce moment, un étranger déboucha de la rue de la Harpe. Le vieillard bondit comme un tigre, mois aussitôt une étrange défaillance s'empara de tout son être. Ses jambes fléchirent sous le poids de son corps, et poussant un cri terrible, il s'évanouit ! » J'ai  dit : trente  lignes  sensationnelles. Sensationnelles ; je suis tranquille. Reste à savoir si elles sont trente. Comptons.