SALLE DE LECTURE

Une ingénue en puissance d'un névropathe
Mollandeux
(dans Goncourt
Charles Demailly, 1860)

UNE INGENUE EN PUISSANCE D’UN NEVROPATHE

 
I

 
La scène représente une salle à manger d’un château Louis XIII, - comme dans les romans de George Sand. - Un jeune homme et une jeune femme sont à table. La jeune femme semble une charmante jeune fille. Le jeune homme a la face cyanosée, de fortes pattes d’oie, deux grands plis au coin de la bouche. - La jeune femme se verse de l’eau, et ne remet pas le bouchon sur la carafe.

LE JEUNE HOMME. Rosalba ! le bouchon !

LA JEUNE FEMME, doucement. Quoi, mon ami ?

LE JEUNE HOMME. Le bouchon !

LA JEUNE FEMME, doucement. Ah ! le bouchon… Ne vous irritez pas… le voilà, mon ami. (Elle le remet).

 
Un silence. Jeu de mâchoires du jeune homme. - La jeune femme se reverse de l’eau et oublie de remettre le bouchon.

 
LE JEUNE HOMME. Le bouchon, Rosalba ! les bouchons sont faits pour boucher les carafes !

LA JEUNE FEMME, doucement. Oh ! que je suis étourdie… j’avais oublié…

LE JEUNE HOMME, exaspéré. Le bouchon !… le bouchon ! tout de suite ! Ne savez-vous pas que je suis névropathe, névropathe… pathe !

 
Et il manque de tomber dans une attaque de nerfs.

II

 
La scène représente une vieille charmille, - comme dans les romans Octave Feuillet. - La jeune femme est couchée dans un hamac. Le jeune homme est assis sur un banc. - Un autre jeune homme raconte la dernière heure d’un poitrinaire et la nécropsie d’un phtisique.

 
LE JEUNE HOMME. Qu’est-ce que cela sent ici, mon Dieu ?

LA JEUNE FEMME, doucement. Mais cela ne sent rien, mon ami.

LE JEUNE HOMME. Vous avez fait vœu de me faire mourir avec vos odeurs !

LA JEUNE FEMME, doucement. Mais, mon ami, vous savez que je ne me sers absolument que d’iris pour mon linge, depuis que…

LE JEUNE HOMME. Mais, mon Dieu ! Qu’est-ce que cela sent donc ?… Ah ! le jasmin, le jasmin !… Donnez-moi votre tête !

LA JEUNE FEMME, doucement. Mais…

LE JEUNE HOMME. Donnez-moi votre tête !… le jasmin, madame, le jasmin !

LA JEUNE FEMME, doucement. Mais, mon ami, je ne puis cependant pas ne pas mettre de pommade…

LE JEUNE HOMME, exaspéré. Ne savez-vous pas que je suis névropathe ? mais névropathe !…  ne suis-je pas assez névropathe, dites, docteur ?

 Et il manque de tomber dans une attaque de nerfs.
 

III

 
La scène représente un omnibus, - comme dans les romans d’Henri Monnier. - C’est l’omnibus qui transporte de la ville de Troyes aux eaux de Saint-Sauveur les malades anémiques. Il y a d’affreux enfants soufflés et gonflés comme des ballons. La femme qui est en face Rosalba est une petite femme toute ratatinée, blanche comme la cire, les yeux vitreux, avec deux petites dents qui mordent par-dessus la lèvre, la tête d’une momie qu’on démaillote.

 
LE JEUNE HOMME. - Rosalba, vous avez un regard en dessous. Pourquoi regardez-vous en dessous ?

LA JEUNE FEMME, doucement. - Mon ami, la vue de cette femme me fait mal… cela me fait vraiment mal !

LE JEUNE HOMME. - C’est me dire que je vous répugne.

LA JEUNE FEMME, doucement. - Oh ! mon ami !… Dieu merci ! jamais vous ne serez comme cela.

LE JEUNE HOMME. - C’est me dire que je n’en suis pas encore là !

LA JEUNE FEMME, doucement. - Calmez-vous, je vous en prie… pour nous-mêmes… On nous regarde.

LE JEUNE HOMME, exaspéré. - Qu’est-ce que cela me fait ?… Vous oubliez, malheureuse ! que je suis névropathepathe !…

 Et il manque de tomber dans une attaque de nerfs.

 

IV

 
La scène représente un kiosque, une source, et un vieil homme qui remplit des verres, - comme dans les romans ferrugineux.

 
LE JEUNE HOMME. Rosalba, eh bien, vous ne buvez pas ?

LA JEUNE FEMME, doucement. Mais pourquoi, mon ami ? Je n’ai pas besoin… Je vais bien.

LE JEUNE HOMME. Ah ! vous allez bien, et je vais mal, n’est-ce pas ?

LA JEUNE FEMME, doucement. - Oh ! mon Dieu !

LE JEUNE HOMME. Pas si mal que cela !… Pas si mal, entendez-vous ?

LA JEUNE FEMME. Vraiment, il faudrait être une sainte…

LE JEUNE HOMME, exaspéré. Une sainte ! une sainte ! Soyez donc névropathe…, névropathe…, pathe… pathe !

 Il tombe dans une attaque de nerfs.